vendredi 13 mai 2011

Chapitre II





CHAPITRE II



            Yvon Kermarrec tentait de discerner à travers la masse nuageuse, les contours de l'aile bâbord de l'A330 qui les menait vers l'aéroport de Dublin. Il avait replié sa tablette et rangé dans la pochette en dessous une pénible biographie d'Oliver Cromwell qu'il avait commencée à lire depuis plusieurs jours. Il tourna la tête et contempla le visage endormi de sa femme. Une de ses mèches brunes s'était posée sur sa joue droite. Elle semblait la caresser comme sa propre main aurait pu le faire. Il l'écarta délicatement.et sourit dans sa barbe poivre et sel en pensant à la capacité étonnante qu'avait sa femme à pouvoir sombrer aussi aisément dans un sommeil profond. Ils avaient décollé depuis à peine vingt minutes que déjà Éva avait lâché son livre pour venir blottir sa tête contre son épaule et se laisser partir pour une sieste en altitude.
            Ils sortirent de l'épais plafond nuageux pour découvrir la ligne d'horizon de l'océan avec les côtes ciselées du sud-est de l'île au premier plan. L'avion amorçait sa descente vers la capitale irlandaise.
            Sa femme s'était occupée de la majeure partie de l'organisation du séjour et avait réservé les billets. Ils avaient fixé ensemble les dates en fonction de ses congés universitaires. Le choix des destinations leur était comme toujours commun. Éva avait insisté pour voir les iles d'Aran. Yvon, lui, avait fait en sorte qu'ils profitent de leur arrivée à Dublin pour découvrir la ville et son ambiance chaleureuse. Ils avaient prévu ensemble quelques visites de musées. Joyce et l'Histoire de l'île avaient emporté leur adhésion.
            Il avait aussi fait en sorte de pouvoir se rendre à un match de championnat des Shamrock Rovers. Il avait entendu parler de cette équipe pour la première fois en 1973 avec la lecture d'un article dans les pages de France Football qui relatait le tour de passe-passe qu'avait réalisé les joueurs de ce club et quelques autres du Nord et du Sud pour se constituer comme équipe officielle d'Irlande afin d'affronter le Brésil de Jairzinho et de Paulo César à Dublin. Alors qu'il avait été impossible de former une équipe unifiée depuis 1919, le trèfle traditionnel avait orné le maillot de cette équipe éphémère qui s'était baptisée pour l'occasion Shamrock Rovers XI. Le Brésil avait gagné, bien sûr. Mais le plus important n'était pas là.
            Un tel évènement ne l'avait pas laissé insensible et il s'en était souvenu quand ils avaient évoqué l'idée, à l'automne dernier, de partir quelques jours en Irlande. Le fait que l'équipe dublinoise jouait toujours dans un championnat mineur, loin des enceintes hypermodernes des grands championnats européens recouvertes de réclames financées par des tonnes de pétrodollars des propriétaires émiraties, n'était pas non plus pour lui déplaire. Yvon se disait que le football en Irlande ressemblait certainement plus à ce qu'il avait connu avec le Stade Brestois, dans les années 60 et 70, et qui lui manquait tant aujourd'hui. Un terrain avec une pelouse imparfaite et vieillissante, vingt deux bonshommes qui suaient sang et eau, loin des caméras, de la mauvaise foi carabinée en tribune et surtout, par dessus tout, des buvettes qui servaient de la vraie bière. Il avait bien essayé, il y a encore quelques années de ça, de se rendre quelques fois à Chaban Delmas, mais non, décidément, ça ne l'intéressait plus. Pas comme ça en tous cas. Il s'était toujours dit qu'il avait aimé ce sport, et ses moments uniques, pour l'histoire humaine et les tragédies qui s'y jouaient. Pas pour être abreuvé d'un spectacle calibré dont il se sentait totalement déconnecté et auquel il n'arrivait décidément plus à s'identifier.
            A mesure qu'ils s'approchaient de l'Irlande, Kermarrec pensa au plaisir qu'il avait à prendre des vacances, maintenant qu'il était à la retraite. Certes sa femme travaillait toujours, mais lui profitait de ces moments d'évasion encore plus intensément qu'auparavant. Ils n'étaient plus ces miettes de repos éparpillées au milieu d'années de travail.
            A l'époque, le Commandant de Police n'avait jamais été vraiment disponible pour les congés. Absorbé qu'il était dans ses pensées concernant les affaires en cours, ce qui pouvait par moment agacer Éva au plus haut point. Elle ne le sentait pas toujours présent à ses côtés lors de leurs escapades. Elle le trouvait parfois pendu au téléphone dans les hôtels, sur leurs lieux de vacances, à joindre des collègues du commissariat pour s'informer de l'évolution d'une enquête en cours.
             Finalement, depuis près de deux ans maintenant, il avait rendu les armes comme il aimait à le dire à sa femme et à qui voulait l'entendre. Yvon n'avait gardé presque aucun contact avec ses anciens collègues. Son histoire au commissariat central de Bordeaux s'était terminée un soir de Mai, par un pot de départ sans saveur. Il s'était plié au sacro-saint protocole du verre d'adieu pour ne froisser personne. La plupart de ses collègues s'étaient révélés au fil des années des gens avec qui il s'étonnait d'avoir pu partager autant de temps et si peu de choses. Une fois le discours du commissaire principal Latreuille achevé et l'ouverture des quelques présents, issus de diverses collectes dans les services auxquels il avait appartenu au fil des années, le gros de la troupe s'était jeté nerveusement sur les apéritifs et les toasts qui constituaient le buffet. Celui-ci semblait être pour beaucoup de policiers ces jours-là, la seule raison de leur présence dans les murs du central de Mériadeck.
            Une demi-heure plus tard, à peine, la majeure partie des officiers étaient déjà rentrés chez eux. Les verres en plastiques et les assiettes en carton vides jonchaient les tables, abandonnés à leur sort.
            Lui était resté quelques minutes après. Pour ranger et débarrasser la salle, car il n'aimait pas l'idée que des femmes de ménages sous payées ramassent les déchets de sa fin de carrière. Mais surtout, il était resté pour être seul et pouvoir regarder posément encore une fois les toits de tuiles qui recouvraient la ville. Sa ville.
A l'image de ce commissariat sans âme dans ce quartier nouveau de Bordeaux, il ne s'était jamais vraiment remis du départ de Castéja. L'ancien commissariat central avait été son refuge pendant près de 25 ans. Il avait vu les pierres se noircir au fil des saisons. Les kilos de carbone échappés des voitures avaient lentement fait leur œuvre, ici, comme dans le reste de la cité.
            Il regrettait le vieux bâtiment du centre ville et les temps qui allaient avec.
            De ces dernières années de service, il n'avait conservé véritablement qu'une seule et unique relation. Une amitié. Avec un jeune inspecteur de la brigade de protection des mineurs de Bordeaux. Alonso Santos. C'était attablé dans sa cantine espagnole du cours de l'Yser qu'ils avaient fait connaissance et qu'il s'était pris d'affection pour le jeune homme. Il l'avait peut-être déjà croisé auparavant dans les couloirs du poste mais il ne s'en souvenait pas. Ils avaient tout d'abord eu en commun de ne pouvoir souffrir la nourriture insipide et décongelée de la cafétéria du commissariat. Servis dans un cadre qui ne leur ressemblait pas, ils avaient préféré la salle animée du Los Dos Hermanos. Kermarrec y avait pris ses habitudes depuis plusieurs années. Il aimait y manger seul le midi quand son service le lui permettait. Loin des carottes râpées et des discussions de flics, Yvon goûtait avec un plaisir certain les joies des patatas a la rioja et des sonorités hispaniques du comptoir. Santos, lui aussi, connaissait bien cette salle, et quelques autres du quartier des Capucins. Alonso avait eu l'habitude d'y accompagner son grand père pendant son enfance.
            Les mercredis matins, alors que ses parents prenaient le chemin du travail, lui savait qu'il passerait encore la journée avec son abuelito. Il aurait droit à des grands verres de gaseosa, pendant que son grand-père discuterait avec ses compagnons des années sombres qui se prolongeaient. Alonso Santos avait gardé une tendresse certaine pour les souvenirs de ces moments de complicité avec le vieil homme. C'était tout naturellement qu'une fois de retour en Gironde, après ses études et sa formation à l'École Nationale de Police de Paris, il était revenu ici. Il y avait repris des habitudes. De nouvelles habitudes pour un même jour. Une fois par semaine, il y venait, s'asseyait au fond de la salle, dos au mur, et goûtait à ses souvenirs.
            Le vieil homme était mort. Il y a près de cinq ans maintenant. Une guerre, un exil et une vie de manœuvre à l'usine avaient fini par avoir raison de lui. Réfugié en 1939, Esteban Santos Aguila avait d'abord tout perdu. Parqué pendant des mois au camp de Gurs avec ses camarades, il ne pensait jamais revoir sa femme et sa petite fille qu'il avait dû laisser derrière lui dans le chaos de la guerre. Au moment de la débâcle, il se trouvait sur le front dans les parages de Saragosse. Il n'avait pu rejoindre la Galice. Il avait eu le sentiment de les avoir abandonnées dans leur village. Les journées de marche à travers les Pyrénées et les nuits glacées dans les baraquements du Béarn lui avaient laissé tout le temps nécessaire pour maudire ceux qui l'avait séparé de sa famille. Les journées lui avaient paru interminables avant qu'il n'apprenne par retour de courrier qu'elles étaient saines et sauves et s'étaient réfugiées chez une tante dans la banlieue de La Corogne. Dès ce moment, il n'eut de cesse d'organiser leur venue clandestine depuis sa petite chambre de St-Michel. Plus d'un an passa avant qu'il puisse enfin les serrer dans ses bras, après une traversée de nuit des cols de la frontière à la limite du pays Basque et du Béarn. Il se jura que plus jamais il ne les laisserait. Il prendrait bien soin de protéger ce qu'il avait de plus cher. Il prendrait bien soin de protéger ceux qu'il aimait, comme son petit-fils.
            Alonso Santos pensait à lui à chaque fois qu'il franchissait la porte du petit restaurant du quartier des Capucins.
            Kermarrec se souvenaient très bien comment ils avaient fait connaissance. Un jour alors qu'ils étaient tous deux assis à leur table respective, le téléphone du bar sonna. Le serveur décrocha.
            - Los Dos Hermanos, oui?
            - Lieutenant Vidal, Commissariat de Bordeaux, à l'appareil. Je cherche à joindre le Commandant Kermarrec. Il doit être chez vous pour le déjeuner.
            - Attendez, je demande... Un appel pour le Commandant Ker... C'est quoi son nom déjà?
            - Kermarrec!
            - Commandant Kermarrec?
            Le serveur parut surpris de le voir se lever. Jamais ce client n'avait fait mention qu'il était policier. En plus, il n'avait pas une gueule de flic; une gueule de breton peut-être, à la rigueur, mais une gueule de flic, non. Il n'aurait pas misé une peseta là-dessus. En marchant vers le comptoir, Kermarrec regrettait déjà d'avoir informé Vidal de sa présence au Los Dos Hermanos pour son repas. Yvon savait que son déjeuner pouvait en pâtir et ça le désolait. Il attrapa sèchement le combiné.
            - Oui, Kermarrec, j'écoute.
            - Commandant, c'est le Lieutenant Vidal...
            - Vidal, je le sais que vous êtes lieutenant, y' avait peu de chances que vous montiez en grade pendant la pause déjeuner...
            - Euh... oui... Vidal au téléphone. Je vous appelle parce qu'on a un client pour vous au poste. Il correspond au signalement du suspect qu'on a eu pour l'affaire d'hier à la Bastide.
            - Oui...et ?
            - Ben... on se disait avec Morano que vous voudriez le voir tout de suite...pour l'interroger.
            - Non.
            - Comment ça, non? Vous ne voulez pas l'interroger?
            - Si.
            - Mais alors?
            - Mais alors Vidal, je vais finir mon poulpe à la plancha, mes poivrons et je devrais être là d'ici une petite heure. Vous pensez qu'il pourra attendre bien sagement que je revienne?
            - Bien sûr mon Commandant! Je voulais pas vous presser... C'était juste pour vous prévenir, pas vous... pas vous commander, balbutia le Lieutenant.
             - Tant mieux Vidal, parce qu'il n'y a que la femme du Commandant qui commande le Commandant!
             Kermarrec raccrocha le combiné derrière le comptoir. Les quelques habitués présents au zinc, tout en faisant mine de ne pas y toucher, s'étaient bien sûr délectés de la discussion. Se foutre de la gueule d'un flic, c'était bon. Même mieux, un flic qui se foutait de la gueule d'un autre flic. Ça avait quelque chose de pas très juste en un sens, parce qu'ils auraient rêvé pouvoir faire de même une paire de fois mais qu'ils ne s'y étaient jamais trop risqué, sachant trop bien comment ça pouvait finir. N'empêche qu'il avait dû se sentir con l'autre au bout du fil se dirent-ils. Et ça, ça les avait fait doucement sourire. Aucun ne s'était hasarder à approuver, mais ils avaient appréciés.
            Alonso Santos, aussi, avait entendu la discussion et avait également apprécié. Il avait laissé Kermarrec continuer tranquillement son repas. Il savait déjà qui était ce Commandant de réputation. Il n'avait jamais tenté de faire connaissance auparavant avec cet autre flic. Par indifférence un peu, par confort surtout. Il supposait que comme lui cet homme venait manger ici seul pour rester seul. Ça peut paraitre une évidence pour certains mais Alonso Santos s'était rendu compte au fil des années que beaucoup de ses contemporains ne pensaient pas forcément de même. Bien souvent en cherchant le calme il s'était retrouvé abordé par certains à qui cette même solitude faisait terriblement peur. Ne supportant pas eux-mêmes d'être isolés, ils s'accrochaient éperdument à la moindre connaissance croisée. Ou alors peinés par cette situation qu'ils n'auraient pas supporté pour eux, ils faisaient preuve d'une dose dégoulinante de mauvaise charité en croyant venir soulager une solitude qu'ils estimaient forcément subie.
            Les réflexions à voix haute de Kermarrec au comptoir l'avaient amusé. Le jeune inspecteur décida, ce jour-là, de sonder la personnalité du Commandant de police. Une fois son propre repas achevé, Alonso Santos s'approcha de la table de Kermarrec qui n'en était encore qu'au dessert. Sans interroger le Commandant, il s'assit à sa table en faisant signe au serveur pour avoir deux cafés.
            - Qu'est-ce qui vous fait dire que j'ai envi d'un café, jeune homme?
           - Une intuition. Vous allez prendre votre café ici parce que celui de votre salle de pause est profondément dégueulasse! Inutile d'évoquer le distributeur du hall d'entrée et celui de la cafétéria, ils ne comptent même pas!
            - Pour connaître le café de la salle de pause de la criminelle, sans être du service, c'est que vous devez être soit un de nos usagers à qui nous avons eu l'amabilité d'offrir une boisson chaude ou alors un collègue qui profite de nos réserves. Ce qui est pire.
            - C'est forcément le pire qui l'emporte!
            - Pas toujours... Mais bien souvent, rétorqua le Commandant, en esquissant un sourire.
            Santos regarda Kermarrec calmement. Il tourna la tête vers la vitre et la rue animée.
            - Vous préférez les bistrots espagnols à notre restaurant?Demanda l'inspecteur.
            - Je ne sais même pas comment on ose appeler ça un restaurant.
            - Le pire c'est le mardi...
            - La blanquette de veau?
            - La blanquette... Merde! Comment on peut manger ça!
            - J'ai sous mes ordres quelques inspecteurs qui semblent l'apprécier...
            Le jeune flic sourit d'un air entendu. Il reconnaissait bien là l'habitude des gradés de ne jamais trop balancer sur la maison. Même quand il s'agissait juste de la cantine.
            - On n'est pas recruté pour notre bon goût, ça se saurait! Heureusement, d'ailleurs sinon on ne serait pas nombreux à travailler!
            Kermarrec avait également souri, discrètement. Cette fois là et puis d'autres après. Il s'était petit à petit pris d'amitié pour ce jeune Inspecteur, au caractère franc et au ton provocateur. Ils avaient partagé leurs repas et leur métier pendant quelques années.
            Même depuis son départ la retraite, ils avaient conservé cette tradition de venir, une fois par semaine, manger ensemble dans leur cantine du cours de l'Yser. Kermarrec n'avait pas remplacé le vieil Esteban. Alonso avait trouvé un ami. Kermarrec aussi.

vendredi 6 mai 2011

Suite



             Ce n'était que la seconde fois qu'il mettait les pieds à Galway quand il descendit de la passerelle sur le quai du port. Il y avait déjà accompagné son père il y a deux ans. Celui-ci s'y était rendu pour faire des achats et régler quelques affaires avec un banquier de St Francis Street. Il s'était émerveillé de la ville. Aucun bâtiment à Killronan n'était aussi haut que les immeubles qui composaient le centre ville de Galway. Il y découvrit pour la première fois une automobile à traction avant et en resta bouche bée. Les étales des échoppes apparaissaient comme opulentes au regard de celles qu'il connaissait sur son île. Les quelques jours qu'ils y avaient passés lui avaient laissé des souvenirs fabuleux. Mais les circonstances de son second débarquement ne lui permirent pas de profiter de nouvelles découvertes. Il était attendu sur le quai par un nommé Daniel Murphy, un voisin de Patrick O'Flaherty, qui l'accompagnerait avec sa charrette jusqu'à la ferme.
            Daniel Murphy était un homme gras, au teint pourpre et à l'haleine chargée. Il lui broya la main quand il se présenta à lui. Micheal se tut pendant tout le trajet, le laissant se plaindre seul du cours du blé qui chutait irrémédiablement et de la prochaine récolte qui s'annonçait comme encore plus famélique que celles des dernières années. Micheal observa la campagne environnante quand ils sortirent du bourg. Il fut surpris par la vue de tous ces arbres d'un vert puissant et de ces champs d'orge blonds qui couvraient l'horizon. Lui ne connaissait jusqu'alors que les paysages de pierres grises et de lande de son île. Il n'avait jamais vu autant d'arbres et resta subjugué par cette vision.
            Après une demi-heure à rouler au train, Daniel Murphy le fit descendre avec son baluchon à un croisement de chemins. Il lui indiqua la direction à prendre et lui précisa que la ferme des O'Flaherty se trouvait au bout d'une petite route sinueuse en terre. Il marcha le long de la piste rocailleuse qui courait au milieu des champs. Au bout de quelques minutes, il arriva en vue de la ferme. Elle se composait d'un cottage en pierre assez grand avec un toit en chaume, d'une grange en bois et d'un autre bâtiment qui semblait être l'étable. Des ifs et quelques chênes qu'il trouva magnifiques étaient plantés à l'arrière de la propriété et bordaient un ruisseau qui passait en contre-bas. Toute la famille sortit dans la cour pour l'accueillir. Patrick O'Flaherty lui serra la main chaleureusement et lui présenta sa femme, Cathleen, sa fille Breena et ses deux fils jumeaux Patsy et Quinn. Il fut accompagné par Cathleen dans ce qui allait devenir sa chambre. C'était une petite pièce attenante à la grange qui avait été vidée. Avec l'aide de celle-ci, il y installa une paillasse et une caisse de bois qui ferait office de table basse.

            L'ensemble de la famille se montra chaleureux avec lui. Ils l'accueillirent simplement et se montrèrent respectueux de son deuil, ne l'évoquant que peu. Après quelques jours, il avait commencé à prendre de nouvelles habitudes à la ferme. Ses journées n'étaient plus rythmées par les marées, la pêche et le travail du kelp mais par les travaux des champs et les soins à porter aux moutons. Patrick O'Flaherty se révéla être un homme bon. Il lui confia assez vite des responsabilités dans le travail, voyant que Micheal était un garçon autonome et débrouillard.
            Il se prit d'amitié pour Breena qui, malgré ses 16 ans, un âge assez proche du sien, lui rappelait ses jeunes sœurs. Après quelques jours, elle se rendit compte qu'il ne maîtrisait pas bien l'anglais, surtout à l'écrit. Alors elle lui proposa de l'aider. Chaque soir, après le repas, ils passaient une petite heure dans le salon, à la lumière des bougies, à reprendre des lignes d'écriture et des passages de Synge, de Wilde ou de Swift. Il se plongeait avec émerveillement dans ces contrées imaginaires. Sur Inishmore, il n'avait jamais eu le loisir de pouvoir goûter aux délices de la littérature de cette manière. Son père ne savait pas lire et il n'avait jamais vu un livre chez eux. Les seuls ouvrages qu'il avait pu approcher étaient ceux de Mr O'Neill, son instituteur à Kilronan. L'homme gardait précieusement plusieurs beaux volumes aux reliures finement dorées sur une étagère au-dessus de son bureau. Les livres s'en trouvaient tout bonnement inaccessibles aux élèves. Le savoir restait sur l'étagère et eux quittaient l'école avant leur 12 ans en sachant à peine lire.

            Au début, la nostalgie l'avait souvent submergé. Il avait plus d'une fois songé à filer, pédaler vers Galway pour embarquer sur le premier bateau venu et rejoindre sa famille. Sa mère, ses sœurs, ses oncles, ses tantes, ses cousins, leur maison, leur vie sur Inishmore, il n'arrivait pas à se les imaginer sans lui. Plusieurs fois, Breena l'avait surpris dans la grange ou dans le champ derrière la maison avec des larmes plein les yeux qu'il tentait tant bien que mal de masquer quand il l'apercevait. Elle avait à chaque fois détourné le regard pour ne pas le gêner. Mais elle savait, elle aussi, à quel point sa famille lui manquait. Micheal ne lui en avait que très peu parlé, mais le ton de sa voix ne laissait pour elle aucun doute quand il évoquait son île et les siens. Il pensait tous les jours à eux. Comment aurait-il pu en être autrement?

            La vie recommença pour lui au bout de quelques semaines.
            Une nouvelle vie, presque.




vendredi 29 avril 2011

Les Hommes d'Aran


Extrait - Roman noir - 336p - Manuscrit en cours d'évaluation chez différents éditeurs - Participation au concours MEMO 2011.



CHAPITRE I


            Le vent battait la lande et s'engouffrait sous le drap blanc en lin qui recouvrait les planches de bois brut. Une épaisse croix de hêtre cerclée de pièces en bronze maintenait le tissu sur le cercueil. On enterrait son père ce matin là. Depuis les premières heures du jour les membres de la famille et l'ensemble des voisins s'étaient pressés dans le jardin, à l'arrière de la maison, du côté le plus abrité, pour venir prier auprès du corps et rendre un dernier hommage au défunt. Micheal gardait son béret de laine sombre serré dans ses mains. Ses bras étaient plaqués le long de son corps. Il conservait le regard perdu au loin, au-delà des premiers murets de pierres, et semblait happé par le ciel gris du matin. Ses doigts forçaient sur l'épaisse laine. Sa chair comprimait la fibre. Il s'y agrippait fermement comme si un relâchement de sa part dans son étreinte avait pu provoquer sa chute et le laisser défaillir sur le sol. Il n'avait toujours pas pleuré. Depuis deux jours que le corps de son père avait été retrouvé échoué sur les rochers de la côte ouest de Inis Oirr, il n'avait laissé transparaître aucun signe qui venait dire sa peine. Le corps avait dérivé jusque-là pendant plusieurs jours. C'était encore une fois la laine colorée du pull et les motifs propre à chaque famille de l'île qui avaient permis l'identification de Caem O'Kelly.
             Micheal avait compris depuis la semaine précédente que la vieille mer ne lui rendrait pas son père vivant. Il n'en avait tout d'abord rien dit à Seena et Ida, ses deux jeunes sœurs. Il n'en avait pas la force. Avec sa mère non plus, il n'en avait pas parlé. Ils s'étaient seulement regardés longuement quand le fils de Patrick Murray était venu leur porter la nouvelle que le curragh1 de son père avait été aperçu éventré aux abords du Gregory's Sound. Ils surent alors tous les deux ce qu'il était advenu des trois hommes qui avaient pris place dans l'embarcation. Malgré les flots agités et les forts vents d'ouest, des hommes de l'île avaient risqué des sorties en mer pour tenter de les retrouver. Ils ne repérèrent dans un premier temps que les restes flottants de l'épave. Ils durent attendre, et attendre encore que l'océan gris et sombre veuille bien leur rendre leurs morts. Ce fut d'abord le corps de Patrick Murray qui fut retrouvé le jour de la Saint Fergal sur le rivage près de Iararna. Puis celui de Tomas Byrne, deux jours après, échoué sur la grève dans la baie de Killeany. Et enfin Caem O'Kelly, cinq jours plus tard. Cinq longs jours plus tard.
            Pendant tout ce temps, sa mère était restée cloîtrée chez eux. Elle n'avait pas quitté sa chambre pendant ces journées d'attente interminable. Il ne tenta pas de rentrer dans la chambre de ses parents. Il percevait juste par instants, le soir, des sanglots étouffés avant qu'une lourde chape de silence ne revienne emplir la pièce principale où il se tenait. Sa tante Derb apportait régulièrement un bol de soupe et du pain dans la chambre. Mais sa mère n'avalait rien. Micheal, sans le demander, avait vu ses tantes venir tous les jours pour les épauler. Elles prirent en charge le foyer et s'occupèrent de ses deux jeunes sœurs pendant que lui partait le long des côtes sud de l'île à la recherche du corps de son père. Il arpentait le rebord des falaises entre Dun Aenghus et Iararna sans relâche, scrutant le rivage à pic à la recherche d'un cadavre. Un cadavre qu'il chercha avec obstination mais que pour rien au monde il n'aurait voulu retrouver lui-même. Il errait des premières heures de l'aube jusqu'à l'obscurité du soir comme pris dans un songe, à parfois fantasmer un retour miraculeux sur Inis mor2 ou parfois à halluciner le corps sur les rochers avant de revenir à la raison. Sa vue et son esprit, attisés par la fatigue et l'angoisse, se liguaient pour le tromper. La pluie battante l'accompagnait pendant ses longues heures de déambulation. Elle pénétrait la laine jusqu'au plus profond de ses habits. Il rentrait le soir exténué de ses recherches. Il avalait rapidement un bol de soupe que ses tantes avaient laissé à tiédir sur le rebord de la cheminée, puis il embrassait sur le front ses deux sœurs endormies et s'écroulait de fatigue sur son lit.

             Le cinquième soir, il sut que le corps de son père avait été retrouvé en regagnant la maison lorsqu'il aperçut la silhouette de sa mère sur le seuil de la porte qui guettait son retour. Il accourut vers la maison et la pris dans ses bras alors qu'elle fondait en larmes. Ses deux sœurs se précipitèrent dans la cour pour s'agripper aux jambes de leur mère et de leur frère. Micheal releva sa tête qui était plongée dans les cheveux de sa mère. Il étouffa le cri brûlant qui pointait dans sa gorge et les larmes qui emplissaient son cœur.
              Au matin des funérailles encore, sa maîtrise et sa retenue impressionnèrent tous ceux qui étaient présents à la cérémonie. Il avait accueilli toutes les condoléances avec une apparente dignité que l'on n'aurait pu soupçonner chez un jeune homme de son âge. Avec ses oncles, il conduisit ensuite le cercueil jusqu'au cimetière du village. Ils le portèrent le long du chemin avec des avirons qu'ils placèrent sur leurs épaules et en dessous des planches. Sa mère, ses sœurs et les autres femmes de la famille marchaient en procession derrière le convoi. Les herbes hautes et les fougères rousses entouraient les abords du cimetière. Une fois à proximité du caveau de famille, des hommes s'affairèrent à dégager la lourde pierre qui le recouvrait. Micheal avec ses deux oncles et un cousin mirent le cercueil de son père en terre. Le bruit sourd du désespoir et des lamentions avait accompagné le cortège jusqu'à la prise de parole de l'homme d'église.
             Le prêtre prononça une oraison funèbre solennelle où il mentionna le dessein divin qui animait ce drame humain. Micheal ne comprenait pas quelle volonté divine pouvait justifier la mort de son père et le deuil de sa famille. Une fois la cérémonie achevée, il s'éloigna vers la limite nord du cimetière, du côté de la plage, et dépassa un muret de pierres sèches. Il s'assit derrière celui-ci à l'abri du vent et fondit en larmes. Un profond sanglot l'emporta pendant de longues minutes. Il se laissa aller à l'étreinte de sa peine qu'il avait feint de pouvoir ignorer depuis plusieurs jours. Ses deux sœurs apparurent au détour du muret et vinrent s'installer à ses côtés. Il releva la tête, sécha ses lames et serra ses soeurs contre lui. Ils restèrent un long moment là, tous les trois, silencieux.

             Son oncle Brian vint le trouver quelques jours plus tard. Il l'emmena un peu à l'écart du cottage sur le chemin qui menait à la plage. Ils s'assirent sur des pierres face au North Sound.
             - Micheal, tu sais, j'ai voulu te voir en tête à tête. Pour qu'on puisse parler. Parler entre hommes, car maintenant tu dois penser comme ça. Tu es l'homme de ta famille. Tu vas devoir penser à ta mère et à tes sœurs. Je sais que tu le fais déjà et tu vas devoir continuer. Pour toi, pour elles. Nous serons là, aussi, avec ton oncle Ewan. Mais c'est toi qui va devoir nourrir les tiens maintenant.
             Micheal écouta avec attention son oncle qui le regardait fixement. Il le vit reprendre son souffle. Il percevait à son attitude que c'était difficile pour lui de venir s'entretenir de la sorte avec son neveu . Mais en tant que frère aîné de son père, c'était à lui qu'incombait cette responsabilité.
              - Nous en avons parlé avec Ewan et ta mère. Nous sommes d'accord, affirma-t-il.
              Micheal le sentit marquer une pause, et détourner son regard pour lever les yeux vers la ligne d'horizon et les terres du Connacht, au loin.
              - Tu vas aller travailler à la ferme de Patrick O'Flaherty. Il cultive l'orge et le blé dans les terres à proximité de Galway. Il a aussi un troupeau de 50 têtes. Il était ami avec ton père, tu sais. Il a tout de suite accepté de te prendre quand je lui ai demandé. Pour t'aider et aider ta mère... Pour ton père, pour sa mémoire aussi finit-il par dire.
               Il aperçut son oncle qui avait posé à nouveau son regard sur lui et qui tentait alors de juger de sa réaction. Micheal ne laissa paraître aucune expression sur son visage. Il acquiesça juste d'un léger signe de tête en le regardant calmement.
               - Tu sais, ici, les affaires sont devenues très dures. Le kelp ne se vend plus. La pêche ne rapporte bien sûr pas assez. Beaucoup sont déjà partis, soit sur la terre d'Irlande, soit plus loin encore, au delà de l'océan, aux Amériques.
                Son oncle lui mis la main sur l'épaule comme pour appuyer son propos.
                - Tu vas apprendre un métier là-bas. Tu pourras offrir tout ce que tu voudras à ta mère et à tes sœurs. Elles ont besoin de toi maintenant. Tu vas devoir être fort. Je sais que ce sera dur mais tu n'as pas le choix. L'océan t'as pris un père... et à moi un frère. Tu dois le faire pour ceux qui restent, ceux qui sont encore là.
                Ils restèrent silencieux un long moment. Puis son oncle s'éloigna après lui avoir serré l'épaule. Micheal regarda le rivage pendant encore quelques minutes. Les jours qui s'annonçaient, seraient bien différents de ceux qu'il avait connus jusqu'alors.

1Barque traditionnelle des îles d'Aran.
2Ile principale d'Aran, s'écrit aussi Inishmore dans sa version britannique.